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Gardons
Le marchand, avec une petite louche, puisait le blé cuit dans un pot : un sou la louche.
– Comme d'habitude, jeune homme?
– Quatre sous, oui.
Il prenait sa provision de blé enveloppée d'un raide papier jaune, la fourrait dans un coin de son panier. Sa bicyclette l'attendait à la porte, appuyée contre le mur, une gaule de roseau fixée au cadre par des ficelles.
Il était cinq heures du matin. Le marchand se levait dès l'aube pour servir la goutte aux ouvriers : c'était commode aussi pour les pêcheurs. Quelquefois un copain d'école, gâcheur de plâtre ou peintre en bâtiments, l'invitait rondement à trinquer; et il sifflait un mêlé-cass sur le comptoir.
– Tu vas donc à la pêche ?
– Comme tu vois.
– Tous les jours dimanche, alors?... Et toujours les mêmes qu'ont de la veine?
– Comme tu vois.
– Et tu vas au Chastaing ? A la culée du pont ?
– Oh! plus loin... Guinand, Bouteille... Ça dépendra du vent qui souffle.
Maintenant il allait loin, impatient d'être seul, au plein air de la Loire. Il enfourchait sa bicyclette et remontait la rue Saint-Nicolas, à toutes pédales. Les volets des maisons demeuraient clos ; ceux de sa chambre, grands ouverts, lui rappelaient au passage son impatient lever, et le bol de lait froid avalé d'une lampée. A vingt mètres de là il tournait le coin de la rue, dépassait les dernières maisons du bourg, à la Croix-de-Pierre, et la route était devant lui.
Une belle route au bord du coteau, large, droite, plantée de très vieux acacias. Le soleil se levait juste au bout, dans un azur pâle et blond. Ses rais allègres, d'un jet de flèches, traversaient de légers nuages qu'ils exaltaient de flammes roses. Ces nuages montaient, baignés d'une fraîcheur ardente, peu à peu s'effaçaient et fondaient, se volatilisaient dans le rayonnement bleu du ciel. La naissante lumière bondissait et vibrait en trilles, comme un vol d'alouettes innombrables.
Il pédalait d'un essor soutenu, et rythmait son élan d'une chanson fredonnée, toujours la même sans que jamais il l'eût choisie. La cadence en était franche et vive, et déroulait sa trame, sans malice, avec les coups de pédales circulaires :
Si tous les garçons du monde
Avaient les mêmes sentiments,
Jamais une fille blonde
Jamais elle n'aurait d'amant.
Une, deux ! Une, deux ! Il poussait à longs coups de jarrets, appuyait du poids de ses cuisses, les genoux et les chevilles souples. Et quelquefois, lâchant le guidon, il pesait à deux mains sur ses jambes, accompagnait leur courbe descendante, et pédalait des bras, à pleins muscles. Sa voix montait, sonore, lançait le refrain devant lui pour la joie de le rattraper :
Non non les blondes
Sont trop fécondes;
Non non les blondes
Il n'en faut pas !
La rime était facultative : il ne se mettait pas en peine. Pourvu que le refrain bouclât son orbe dansant, s'enchaînât sans heurt au couplet, toute rime était la bienvenue. Déjà, en même temps que le coteau, il quittait la grand'route bordée d'arbres, et plongeait sur le Val par la route de Germigny. Derrière des peupliers et des saules, un ample tournant de la Loire s'étalait entre des grèves blondes. L'eau était pâle et bleue, d'une fraîcheur lisse, d'une pureté un peu froide. Mais la couleur des grèves, dans le demi-lointain, prenait une douceur de pulpe, était aux yeux comme une caresse moite et charnelle.
Il dévalait vers les prés mouillés par la descente de Gaudin. Le vent de la vitesse le suffoquait un peu, ruisselait sur ses lèvres ainsi que de la neige fondante. Il redressait le buste au bas de la descente, gonflait largement sa poitrine et reprenait à pleine voix sa chanson :
Si tous les garçons du monde...
A ne jamais avoir d'amant, il vouait successivement les brunes, trop communes, les châtaines, inhumaines, et les rousses, mon Dieu... trop farouches. Il exultait de sa stupidité gamine ; il saluait de la main, à sa droite, la Loire disparaissant derrière les oseraies et les saules : « A tout à l'heure, ma vieille ! »
Il pédalait à son niveau, dans la vallée plate et verte, grasse de prairies, de cultures fourragères. L'herbe de l'accotement scintillait de tremblante rosée. On sentait l'eau circuler sous la terre, comme la sève dans un arbre ou le sang dans un corps vivant. Par-dessus la Bonnée, près du moulin, il brûlait le pont en dos d'âne, traversait Germigny-des-Prés avec un bref regard pour l'église trop connue, massive comme une forteresse, trilobée comme une feuille de trèfle : « Salut, doyenne des églises de France! Neuvième siècle; pur roman; mosaïque byzantine dans le chœur, état de conservation remarquable. Pour visiter, demander la clef au sacristain, au bout du village...
Non non les noires
Sont trop...
» Zut ! la rime est ardue. Variante :
Avec les noires
Ah! quels déboires!
» Et j'enchaîne, sans douleur :
Si tous les garçons du monde... »
Le village fuyait derrière lui, et c'était de nouveau le Val plantureux et mouillé. Au bord de la route, à sa gauche, la Simiarre coulait sous des branches, parmi des salicaires, des massettes et des joncs; des feuilles de nénuphars se plaquaient sur l'eau brune, alourdie de limon charrié. Un autre moulin l'enjambait dont la roue verdissait, immobile, dans le courant trop lent pour l'émouvoir. Du toit d'ardoises bis de farine, des flocons de fumée s'échappaient un à un, au halètement de la machine, ronds et pommés comme des cœurs de choux.
Il leur tournait le dos d'un coup de guidon serré, roulait par un chemin de terre, tout droit vers la levée du fleuve. Ses pneus ronflaient sur une piste mince, solide comme un macadam, entre des ornières boursouflées de boue sèche. Auprès des métairies, un ruisseau de purin se mordorait au milieu du chemin ; et des chiens, dans les cours, aboyaient en tirant sur leur chaîne.
Des silex giclaient sous ses roues, cailloux de Loire poudreux dont la tranche soudain apparue ruisselait comme d'un glacis mouillé. Sans descendre, les muscles bandés, il gravissait au flanc de la levée un raidillon couturé de ravines. Un souffle large et frais lui coulait au visage; la vallée s'éployait lumineuse, un infini de ciel et d'eau, vivifié de vent libre et d'allègres courants.
Au pied de la levée s'arrondissait un cirque herbu, troué d'une mare où se renversaient dans le bleu des fûts dorés de peupliers. Près de la mare, accotée au talus, une cabane de pêcheurs laissait déborder à son seuil des nasses d'osier rouge, des verveux qui séchaient au soleil; des perches en faisceau s'appuyaient aux planches du toit. Un peu plus loin la Loire coulait, froncée au passage du vent de moires rapides plus bleues qu'elle-même, et qui la ternissaient comme la buée d'une baleine une vitre.
Si large était le rayonnement du fleuve qu'il débordait ses berges de toutes parts, les baignait dans sa fluidité, allégées, suspendues. Dès qu'on avait atteint le faîte de la levée, on se sentait soulevé par toute cette lumière irradiante, traversé par ces courants mouillés, par ces libres souffles aériens. Couleur de ciel, couleur de Loire, la mare était dans l'herbe comme une éclaboussure du fleuve, bue par le fleuve, mêlée à lui.
Sur l'autre berge, des landes fuyaient à travers des osiers et des rouches, d'une coulée où des glacis roses et bleuâtres, pareils à la nuance entrevue d'une grève sur le point d'émerger, prêtaient aux arbustes et aux herbes une instabilité flottante. Des bouquets d'arbres, des toits de métairies, par-dessus la levée opposée, flottaient aussi, barques indolentes, sur un océan invisible : on ne voyait de cet océan qu'un vaste reflet ascendant, et, très loin sur l'horizon, une ligne bleue qui était celle des pineraies de la Sologne, mais qui semblait, renflée au bord du ciel, une vaporeuse frontière marine.
Il dévalait le perré glissant en s'appuyant sur sa gaule de roseau comme sur une canne d'alpiniste. Il montait sa ligne avec soin, fixait le moulinet nickelé à la base du gros brin, ajustait les viroles, passait la soie dans les anneaux. Tous ces préparatifs, s'ils tendaient vers des joies prochaines, à force d'aisance minutieuse devenaient à eux-mêmes leur fin et leur récompense, apaisaient une première angoisse, assouvissaient joyeusement un désir. Enfiler les coulants du flotteur, lier l'un à l'autre le corps de ligne et le bas de ligne, vérifier les racines anglaises, autant d'actes étroits et parfaits. Il piquait l'hameçon dans le liège de la sonde, « prenait le fond » avec un battement de cœur. C'était alors, à partir de l'instant où la sonde balancée plongeait dans l'eau sans bruit et coulait à pic vers le fond, qu'il commençait vraiment à pêcher. Il épiait, du poignet, sa descente dans l'épaisseur verte de la mouille ; il la sentait toucher le lit du fleuve, ici une pierre râpeuse, plus loin le sable doux. Contre le fil tendu, le courant susurrait et frise-lait.
Presque toujours, la plume du flotteur était d'avance à sa juste place. Au seul aspect de l'eau, à ses remous, à ses nuances, il en avait évalué la hauteur : ce sondage rapide n'était qu'une contre-épreuve, une approbation de la Loire. De l'amas du blé cuit un peu gluant aux doigts une odeur aigrelette montait ; par une déchirure de leur écorce couleur de buis, les grains crevés laissaient voir leur substance onctueuse, une blancheur de mie sous la croûte d'un pain fendu. Il choisissait entre les grains, d'un coup d'œil, l'un des plus sains, des plus appétissants, le piquait à l'hameçon dont il tâtait du doigt la pointe à fleur de peau, et lançait.
– Voilà, je pêche... Quelque part dans le monde, au cœur d'un havre illuminé, un garçon pêche à la ligne. Daniel Bailleul pêche à la ligne... Moi.
Parce qu'il était malgré tout intoxiqué de souvenirs scolaires, il les mêlait à son libre jeu. Il recherchait à travers la durée l'identité multiforme de son être, multipliait en lui un réseau de liens serrés, respirant la puanteur du gaz, dans l'étude, ou regardant filer sur les pavés d'un caniveau un rat hirsute, couleur de terre.
– Maintenant, je pêche.
Les souvenirs serviles confondaient leurs teintes en grisaille. Leur trame se désagrégeait, molle, feutrée, pendait aux encoignures de son monde intérieur en toiles d'araignées loqueteuses. Une embrasure béait sur un coup de soleil; le vent soufflait et s'amplifiait, au bruissement brusque du remous.
– Evidemment, je pêche !
L'eau se lovait, glauque et forte; et sur ses volutes torses oscillait et tournait la plume à pointe rouge. Il ne la quittait plus des yeux; tout son être oscillait et tournait, suspendu à cette mouche de carmin. Du fond obscur montaient parfois d'épais surgeons : il sentait leur gonflement dans sa poitrine, et, lorsqu'ils s'étalaient à la surface ensoleillée, soupirait largement comme d'une puissante et fluide éclosion.
Et il redevenait un homme, plein de ruse attentive, habile à susciter et à nourrir sa joie. A partir du flotteur mouvant, il plongeait dans la mouille avec le bas de ligne, l'une après l'autre heurtant les petites balles de la plombée, jusqu'à l'hameçon caché dans le grain de blé cuit. Le grain roulait sur le sable du fond, hésitait dans sa course, et reprenait ses bonds légers. Il discernait vaguement, alentour, d'énormes pierres gluantes et vertes, vertes aussi des ombres qui vivaient, flâneuses, d'autres échouées sans plus bouger que d'une vibration atténuée, les nageoires respirantes au bord des ouïes rythmiquement entrouvertes.
« Ce sont les carpes de Guinand... » Il les voyait, le ventre étalé sur le sable, coulant ce ventre au long des pierres, et parfois, basculant avec une lenteur lourde, laissant luire dans l'ombre la cuirasse dorée de leurs flancs.
Ainsi, dans les profonds remous de Loire, évoluaient des carpes mystérieuses, chargées d'années, gardées contre les entreprises humaines par leur cautèle nonchalante, les plus grosses même dédaignant toute méfiance, traînant à leur plaisir leur masse inarrachable, leur bloc plus fort que toutes les lignes.
Elles existaient. Bailleul le savait. Il les avait vues, au printemps, soulever de l'échine les prairies des renoncules d'eau; il avait entendu les clappements de leurs lèvres énormes, suçant la vase sous les fleurs candides. L'été, par les eaux basses, elles se musaient au creux des mouilles; elles s'y laissaient rouler sous les spires des remous, dans la touffeur d'une eau tiède et torpide.
Il y en avait à Guinand. Il y en avait à Bouteille, plus nombreuses sans doute dans l'abîme du grand remous, à la place même où les eaux de la Loire se perdent aux entrailles de la terre, et, coulant sous les champs du Val, vont rejaillir à huit lieues de là dans la source bleue du Loiret.
Une fois, à Bouteille, dans une auberge de rouliers, un homme était venu à l'heure du déjeuner, un homme maigre et hâlé, aux gestes lents, aux yeux froids et limpides. Dans sa musette pesait une chose énorme, qu'on sentait lisse et dense sous la toile. Quelqu'un lui avait demandé :
– Tu en as une, Najard ?
Il avait incliné la tête, sans rien dire.
– Fais voir.
Toujours silencieux, l'homme avait ouvert sa musette. Ah ! pour sûr, Bailleul se rappelait ! La toile se décollait longuement, dévoilant la bête formidable, les écailles larges comme des pièces d'or, les plaques dures blindant les ouïes, les reins bronzés, les nervures rayonnantes des nageoires, et le poids de ce corps renflé, ce poids surtout, cette inertie massive, de métal et de cuir mouillé.
Bailleul regardait la carpe, et puis l'homme. Presque hors de lui, il avait osé demander :
– Et... c'est vous qui l'avez prise ?... A la ligne?
L'homme avait souri, imperceptiblement.
– Au blé ? A la fève ? Au chènevis ?
– Ben... comme ça.
Autour d'eux des gens riaient, qui connaissaient Najard : Vigon l'aubergiste, Trellu le perreyeur, le vieux Buvat qui pêchait à la ligne trois cent soixante-cinq jours par an. Bailleul était devenu pourpre. Il avait continué, timidement, de regarder l'homme maigre, et sa musette gonflée qui pesait près de lui sur le banc.
– Dix livres! disait Vigon.
– Au moins douze ! enchérissait Trellu.
Mais Najard, dans sa moustache :
– Entre huit et neuf.
Vigon pesait la bête à sa balance romaine. Il annonçait :
– Huit et demie.
Et Bailleul admirait davantage cet homme qui avait pris une des carpes de grand remous, non de douze livres à son aveu, mais de huit livres et demie juste. C'était une grande leçon qu'il devait à Najard, la première.
Lui cependant ne pouvait rien, qu'imaginer aux profondeurs de l'eau la traînante promenade des carpes. Il jouissait de l'imaginer, si persuadé de ne les pouvoir prendre que nul regret n'abîmait son plaisir.
La pointe rouge de la plume flottait à la lisière du remous, tournoyait et plongeait au cœur d'une spirale verte, pour reparaître au calme et couler, lente, au fil de l'eau. Il la suivait, un pas après l'autre. Une transparence rôdait dans l'épaisseur du fleuve, à travers quoi, de plus en plus, blondoyait le sable du fond. Et des ombres glissaient, suspendues, se précisaient, visibles, en formes plates de brèmes, en queues de gardons écarlates. Ses regards en même temps devenaient plus aigus; il distinguait parmi les ombres le voyage du grain de blé, une petite tache blanchâtre qui roulait et sautait. Guetteurs, ses yeux remontaient vers la plume, vers la pointe rouge qui émergeait, verticale et doucement balancée.
Une touche?... Une touche, oui. Des rides ont élargi leurs cercles; la plume a basculé, s'est mise à plat: c'est une brème qui vient de mordre, et qui entraîne la plume en une plongée oblique et douce. Bailleul ferre, sent le choc, et soutient la brème piquée. Elle n'est pas grosse; il l'amène d'autorité, sans fignolages ridicules.
Il est des jours, de calme un peu brumeux, où l'eau du fleuve à l'aval du remous stagne comme l'eau dormante d'une mare. Alors la plume s'endort, se fige, pour sursauter au moindre effleurement. Ce sont des jours où le poisson pignoche. Un coup de nez contre l'appât, un frôlement de nageoire au passage, la plume les répète en surface, passive. Elle trahit la coulée d'un fétu, entre deux eaux, et elle répète aussi les tressaillements du poignet humain, chaque battement d'artère, presque.
Les gardons ne se hâtent point : il faut attendre. C'est émouvant de suivre ainsi des yeux, avec ces minces rides en rond, leurs hésitations circonspectes, leurs tâtonnements de lèvres, palpant le grain de blé, l'abandonnant pour le reprendre encore. Emouvant, mais un peu monotone, mais lassant de se trop répéter. Cette eau molle ne vit point, et ces gardons y dorment. Bailleul s'énerve aux faibles secousses du flotteur. Il dispense, à mi-voix, les invectives et les encouragements :
– Vas-y, fainéant ! Avale ! Ferme les yeux, ça passera mieux... Il a lâché encore, le cochon ! Qui est-ce qui m'a fichu des citoyens pareils ?
En voilà un qui semble se décider : la plume pique en plongée rapide, et déjà la main s'affermit contre la poignée de la gaule. Inutile de ferrer, garçon ! La plume, toute seule, remonte comme un ludion : il est parti.
Un autre aussitôt recommence, entraîne la plume d'un coup vif. Sec, un coup de poignet réplique, si prompt, et pourtant pas assez. Le pêcheur, au ferrage, n'a rien senti que la fluidité de l'eau... C'est bête, cette attaque vide, ce néant qui s'écoule, et jusqu'à cette montée narquoise, vers la surface, du grain de blé tout frais, tout rond, toujours intact.
– Mais avale donc, bougre de lâche !
Wo-ouf ! Ça dépasse tout espoir. Le flotteur file en glissade plongeante, file au diable, vertigineux. Bailleul en est d'abord pantois; il se ressaisit brusquement, il ferre, anxieux du poids qu'il va bloquer. Oh ! ce poids... Ça vient tout seul; ça gigote en soubresauts rageurs; c'est tout grêle, ça ne pèse rien. Bailleul, dans sa main, tient un chevesne de rien du tout, un garbotiau qui bâille à pleine gueule; et il le serre si fort que la fiente jaillit contre sa paume, une purée d'herbes d'un vert noir.
Un peu plus bas encore, il pêche. A présent les gardons touchent mieux. Lui-même est mieux en forme, l'œil plus aigu, les réflexes plus sûrs : voici qu'il a « saisi le coup ». Au premier plongeon de la plume, le ferrage riposte, instantané. Presque à chaque touche, l'hameçon pique. Et dans l'eau immobile, du fond vers la surface à travers toute son épaisseur, il perçoit les élans spasmodiques, les raidissements appuyés, les battements de nageoires et de queue. Toute la lutte, inégale, est entre sa capture et lui. Il la savoure, sans se presser. Une seule inconnue : l'hameçon a-t-il piqué à fond? C'est probable, puisqu'il tient encore. Le bas de ligne est neuf et solide. Déjà, soulevé de la main gauche, le couvercle du panier s'entrouvre. Il n'y a plus qu'à jouir de l'arrachement, à percevoir, avec une attention aiguë, chacun des soubresauts vivants.
Hors du fleuve, dans l'air moite, le gardon se tord et ruisselle : flancs argentés, reins verts, nageoires d'un beau rouge orangé. C'est un poisson élégant et trapu, net, frais, sympathique. Bailleul aime cet œil cerclé d'or, ce bel œil bête, cette gueule petite qui se distend et se rétracte, ce mutisme poignant où son cœur d'homme perçoit il ne sait quel obscur désespoir.
Dans le panier le gardon danse, heurtant de tout son corps la paroi d'osier dur, à travers elle et les vêtements heurtant la chair de l'homme qui pêche, attentif à ces chocs décroissants, et davantage au point rouge de la plume, qui déjà bouge et replonge, entraînée par une touche nouvelle.
Encore un ! Il est de même taille, exactement C'est à croire que Bailleul prend toujours le même gardon. Sur la couche d'herbes au fond du panier, ils s'allongent côte à côte en harmonie claire et sage. On dit de ces gardons : « Un peu moins larges que trois doigts ; huit à la livre, c'est pesé. »
Sont-ils plus gros dans le courant, ou plus petits ? Ils sont pareils. Mais on ne s'en aperçoit qu'en les glissant dans le panier, parmi les autres. Tant qu'ils luttent au bout de la ligne, on ne peut pas s'en rendre compte.
C'est la même pêche, et pourtant différente. Les jours de brise, au soleil vif, Bailleul pêche à l'amont du remous, en plein courant. Allègre et claire, l'eau se hâte sur les enrochements. Elle ondule en vagues souples qui se poursuivent à la file, entraînant la plume rouge dans leur cadence régulière. Elle monte avec elles, et rutile à leur crête, et dévale au luisant vert de leur échine. On croit qu'elle va plonger, qu'elle va bondir; mais elle flotte, elle colle, minuscule et vaillante.
Où est-elle ? Avant le cerveau du pêcheur, son poignet a pressenti la touche, et ferré. L'hameçon croche dur dans cette eau mouvementée. Et le gardon piqué s'appuie sur cette masse entraînée, qui le pousse de son ample flot. Hardi, Daniel ! Le bras cède au courant, à la Loire tout entière, marque l'arrêt, puis lentement remonte. Voilà une bonne minute, intense, véhémente, un déploiement de force ardente. Il y avait, hier, tous ces grêles soubresauts, un à un détachés, bien distincts dans le calme remous. Il y a aujourd'hui cette résistance unique, cette poussée de la Loire dévalante, et qu'il faut vaincre avec la ligne fragile. Ainsi la joie se renouvelle, docile à la quête du pêcheur, à son humilité savante.
Bailleul déjà s'est enrichi. Peu lui chaut à présent le total des poissons qu'il va prendre. Quand l'heure sera venue de replier sa ligne, il y songera, content si le panier est plein. Mais en cette minute, il pêche ; il se soumet aux surprises heureuses, il les accueille avec la rumeur de la Loire, et le vent dans les rouches, et la lumière qui flotte par le Val.
Là-bas, au long de la levée, des vaches lentes se suivent en balançant la tête. Les toits sont roux par-dessus le talus vert. Deux pies jacassent dans les peupliers de la mare. Voici une femme sur l'autre berge; sa silhouette est jeune aux yeux de l'adolescent, mystérieuse à son cœur qu'étreint une oppression légère. Elle est descendue vers la grève ; elle se penche pour emplir son seau ; le seau brinquebale et racle les galets ; on l'entend résonner comme si la femme était toute proche.
Midi bientôt. Un autre gardon se débat. Il nage en plein courant et tire. C'est étonnant ce que le courant tire ! On a beau s'y attendre; à chaque fois, cela dépasse le souvenir qu'on en avait. Tiens, les rouches sont en fleur ! Aux nervures creuses des feuilles, pareilles à des gouttières d'épées, roule une poussière de pollen. Le croc d'une perche crisse sur les cailloux : c'est le grand Barolet, le pêcheur, qui « visite » ses nasses une à une. Il est debout dans son bateau noir; la perche tâtonnante agrippe au fond le câble d'osier. Le vent souffle plus fort, une brume soufreuse poudroie parmi les rouches. Le grand Barolet, dans ses mains, élève la nasse dégouttelante : c'est un bruit frais dans l'eau, un tintement de gouttes qui tombent, une seule goutte enfin qui se détache et tinte... Le vent est loin. Il y a un barbillon dans la nasse.